La chaleur se faisait quasiment insupportable. Le soleil ne laissa aucun repos au sol déjà sec. Aucune goutte d’eau, aucune pluie à l’horizon. Étais-ce donc l’été qui se faisait chaud, ou étais-ce mère nature qui souhaitait envoyer un message ? Le loup n’y pensait pas plus qu’il ne le fallait. Il ne croyait en rien. Ni hier, ni aujourd’hui, ni demain. Il se contentait de parcourir les terres qui s’offraient à lui. Qu’importe qu’elles appartiennent à une meute ou non. Il avait passé l’âge de s’inquiéter de ses arrières. Il avait passé l’âge de se battre avec les premiers venus. La mort n’était pas son amie, loin de là. Mais il se promenait à ses côtés comme la nuit et le jour. Jour et nuit, sans relâche. Il pourrait en oublier son âme. S’il en avait une.

Il n’avait encore rencontré qu’un petit groupe d’oiseaux perchés dans les arbres. Ils n’avaient pas à se plaindre. Contrairement à ce qui aurait dû être, il n’avait pas perdu son pelage d’hiver. Il s’agissait sans doute de ses gênes arctiques qui lui jouaient un tour. Faute à sa mère. Elle aurait dû en rester aux siens. Malgré tout, le loup ne semblait pas souffrir de la chaleur. Sa démarche était vidée d’émotions, tel était son être le plus noir. Mais la chaleur semblait lui être oubliée. Il n’avait pas chaud. Même si se reposer dans l’ombre ne le dérangerait pas. L’idée lui vint, jusqu’à ce que l’odeur d’une louve finisse par le faire changer d’avis.

La louve était grise, alors que son regard était accompagné de magnifiques yeux dorés. Sans démentir sa nature de gentlemen, il avouait la beauté de la louve.

Le loup venait de se réveiller. Il avait mal au coeur. Très mal. Il venait de rêver de sa compagne. La tristesse était trop présente, il se devait de marcher. Et c'est ce qu'il fit.

"La vie n'est
qu'une série d'obstacles"

Il y a des choses qu'on aime, d'autres moins.

Kishi détestait être seule.

Pourtant, elle l'était souvent à présent. Devenue louve, elle avait perdu peu à peu les liens qui l'unissaient à sa meute : ses amis s'effaçaient peu à peu, son frère lui parlait rarement. King, n'ayant plus besoin de jouer les mentors, s'était désintéressé d'elle. Les nourrices ne lui adressaient plus la parole ; elles avaient d'autres enfants à s'occuper, elles !
Oui, Kishi ne reconnaissait plus dans ses camarades ses frères & soeurs de meutes. Elle se sentait inexistante à leurs yeux, invisible. L'avaient-ils oublié ? On eût du que oui.

Certains loups aiment la solitude et ont à cœur de penser en tête-à-tête avec eux-même. Kishi, elle, n'aimait être seule qu'en tête-à-tête avec un papillon. Sans, elle ne pouvait être heureuse. Or l'automne arrivait et les occasions de courir après les beaux insectes friands de nectar se faisaient rares. Alors la jeune louve à la tache noire tentait de servir sa communauté, chassant tant qu'elle pouvait. Mais ce n'était pas drôle, loin de là. C'était une corvée qu'elle s'imposait à elle-même, lassante, ennuyante et répétitive. La chasse à plusieurs est une véritable partie de plaisir ; la chasse en solitaire est d'une mélancolie mordante.

La femelle ne comprenait pas. Pourquoi avait-elle été si soudainement écartée du groupe ? Etait-ce une manière de l'obliger à "mûrir" comme disaient les vétérans ? Oui, Kishi était tête en l'air, gaffeuse et tout le bataclan. Et alors ? N'était-il pas nécessaire qu'il y ait une Kishi chez les Tranquilles, une gamine sucidaire au milieu des philosophes ne détendait-il pas l'atmosphère ? Qu'avait-elle fait pour qu'on soit si froid envers elle ? Même lors de ses crises d'adolescente, on n'avait jamais été aussi distant. Mon Dieu ce qu'elle regrettait le bon temps d'autrefois, lorsqu'il suffisait qu'une feuille morte tombe sur son bout du nez pour qu'elle soit émerveillée !

Marchant doucement sur la terre meuble, la louve blanche se dirigeait sans se presser vers les terres Ciels. Elle y comptait pêcher un tant soit peu, du moins tenter de ramener à son logis un menu filet de poisson. C'était bien là tout ce qu'on lui autorisait à faire ; elle s'appliquait donc à la tâche avec l'énergie du désespoir, espérant que ces multiples manifestations de zèle la referaient entrer dans le moule.

Soudain, elle huma l'air. Une odeur inhabituelle venait de frôler ses narines. Plissant les yeux, elle aperçut un loup, au loin, qui se rapprochait lentement, mais sûrement. Intriguée et heureuse d'avoir de la compagnie, peu importe son espèce, Kishi s'arrêta net pour l'attendre, remuant joyeusement la queue, les oreilles en avant avec la curiosité d'un louveteau. Qui était cet inconnu ?

"Il ne suffit
que de les enjamber."

Le loup en question remua à son tour la queue, en miroir. Jappant de joie, il se rapprocha en moins de deux de la Tranquille, manifestement ravi lui aussi de pourvoir faire la causette avec une congénère, amie ou ennemie. S'asseyant confortablement sur le sol orangé, Kishi pensa vaguement à sa fourrure immaculée dont la couleur allait se transformer dans quelques secondes en dégradé sablonneux. Qu'est-ce que cela pouvait bien lui faire !

Tout son être était tendu comme des antennes vers l'étranger. Sa curiosité incomparable venait de refaire surface ; des interrogations plein les yeux, toute excitée, elle trépignait presque d'impatience qu'il ouvre sa bouche.

« Bien le bonjour mademoiselle. »

Le petit "mademoiselle" la fit rire. Elle était habituée à des sobriquets moins grandiloquents ; à force de fréquenter les Nocturnes pour se faire arracher les oreilles, Kishi avait récupéré des surnoms peu flatteurs. De manière générale, Kishi vouvoyait rarement autrui et avait pour base de vocabulaire un degré de langue assez bas. Entre louveteaux, elle avait appris à ne dire que l'essentiel sans arabesques. Alors oui, ce salut l'amusa grandement, dans le sens le plus positif que soit. Qui n'a pas envie de rire aux éclats, un jour ou l'autre, au gré d'un usage considéré comme étant étrange ?

Souriante, Kishi répondit avec son bon-parler habituel, essayant tout de même de s'adapter au niveau de langage de son vis-à-vis à grand peine, riant encore plus - et se moquant d'elle-même :

- Bonjour monsieur, d’où venez-vous donc pour être si joyeux ?

"Quand la révolte
gronde..."

Le loup lui sourit, rassuré par ce franc-parler et amusé par sa réaction. Il semblait soulagé qu'elle ne soit pas agressive vis-à-vis de lui, presque surpris par cet enthousiasme débordant et par cet accueil trop chaleureux pour être sincère aux yeux de certaines mauvaises langues qui y auraient tout de suite vu des intentions cachées, une manipulation tordue, des pensées plus noires que la nuit, des plans machiavéliques - en bref, on l'aurait prise pour une espionne. C'était compréhensible, après tout. N'importe quel loup normalement constitué aurait chassé à coups de crocs et de griffes - sans la moindre discussion ni tout autre forme de procès, cela va de soi - l'inconnu en moins de deux de son territoire, par principe.

Kishi était fatiguée de toutes ces règles tactiques, de tous ces devoirs de société, de ces lois de droit coutumier dont on bourrait le crâne la plupart de ses congénères sous le grand étendard de l'éducation. Elle avait l'impression que quoi qu'elle fasse, on lui reprocherait toujours de ne pas faire ceci ou cela, de ne pas agir de la bonne manière, de ne pas utiliser le bon ton, la bonne méthode. Elle se sentait enfermée entre quatre murs, ces murs de politesse, de respect, d'histoires anciennes, de grands prétextes et mille et une autres choses qui ne l'intéressaient pas, qui pourtant la concernaient indirectement et qui l'enterraient dans ce tombeau de silence. Car c'était cela qui la désespérait : ce silence assourdissant des proches, des frères, des sœurs, des amis, des aînés. Ce refus de communiquer sans raisons, ces disputes incessantes auxquelles Kishi ne comprenait rien, ce sentiment d'impuissance et surtout d'incompréhension : à quoi sert de faire partie d'une communauté si celle-ci nous rejette et ne nous comprend pas ? A quoi sert de se calfeutrer dans un monde qui n'évolue pas ?

La réponse dudit lupin la sortit de ces sombres réflexions qu'elle n'avait pas d'ordinaire :

« Pour dire vrai, c’est votre apparition que me mets d’aussi bonne humeur. »

Cet aveu surprit Kishi. Ainsi donc, elle n'était pas la seule à essuyer les attaques d'une tristesse ravageuse ? Mise en confiance par l'attitude pacifiste du mâle et de ses paroles semblables à ses propres ressentis, Kishi n'essaya pas de cacher ses propres pensées et se montra franche. A quoi pouvait bien lui servir le mensonge, de toute manière ? Penchant la tête sur le côté, elle examina l'étranger :

- Vraiment ? J'avoue être dans le même cas, répondit-elle, étonnée.

Elle ajouta, désirant mieux connaître son interlocuteur qui lui était de plus en plus sympathique :

- Vous êtes ?

La jeune louve semblait être étonnée de ses dires. Pourtant, il n’y avait rien d’étonnant. Mais l’impression lui venait que, peut-être, elle avait été éduqué d’une certaine manière. Et qu’elle n’était donc pas habituée à un tel comportement. Ou qu’elle en avait marre de suivre tout à la lettre.


- Vraiment ? J'avoue être dans le même cas.

Tiens. Peut-être y avait-il encore de l’espoir sur ces terres. Peut-être n’étaient-ils pas tous tellement antisocial ou respectueux de leurs règles ridicules. Même quand il avait vécu, le loup ne les avait jamais respectés. Il aimait la compagnie des autres et était toujours le premier à donner une chance à un inconnu. Il était rare de rencontrer quelqu’un qui pensait de même. C’était quasiment un miracle. Il pencha pourtant la tête. Quelque part, il ne comprenait pas. Elle était tranquille. Les tranquilles lui avaient semblé sympathique. Ils lui avaient semblé être une meute soudée. Familiale. Alors, ce n’était qu’apparences ? Au fond, le loup eu un peu mal au cœur. Jusqu’ici, il avait espéré retrouver quelque chose dans les meutes de ces terres. Pas les nocturnes, évidemment. Mais il les avait vu, ils étaient soudées. Les autres meutes l’étaient moins. Saleté de sanguinaires.

- Vous êtes ?

C’est décidé, il l’aime bien cette petite. Le sourire sympathique qu’il avait aux babines de disparu pas.

« Hermès. Vous ? »

Devait-il ajouter qu’il était des rebelles ? Il avait peur qu’elle s’en aille, s’il lui disait la vérité. Mais autant commencé par la vérité, car il ne voudrait pas offenser la jeune louve.

« Je fais partie de la meute des rebelles. »

Il ne pouvait pas lui cacher ce fait. Si jamais ils discutaient sans qu’il lui ai dit, elle pourrait peut-être avoir des problèmes avec sa meute. Il préférait ne pas apporter d’ennuis à une louve tellement sympathique. Elle lui rappelait en quelque sorte Aphrodite, qui avait toujours été la plus joyeuse louve qu’il ai connu.

"La révolte n'est pas un sentiment.
C'est une douleur du regard."

La femelle n'eut pas à attendre longtemps la réponse du mâle au pelage blanc. Ce dernier, intrigué par la réponse de Kishi, éprouvait cependant de la sympathie envers elle, puisqu'il n'essaya pas de cacher son identité. Penchant la tête sur le côté, les yeux plissés, il lui répondit, son plaisant sourire sur les lèvres :

« Hermès. Vous ? »

Un nom original. La Tranquille savait qu'il venait d'un de ces mythes anciens, encore une chose qui restait ancré dans les mémoires alors qu'elle était tout simplement inutile. Cela ne rendit pas le loup antipathique à ses yeux, bien au contraire. Il n'était que la victime d'une autre personne qui, bien intentionnée, avait voulu lui offrir le plus beau des prénoms - mais malheureusement, dans l'état psychique de Kishi, ce n'était qu'une autre manifestation du système erroné dans lequel elle vivait et dont elle voulait, inconsciemment, progressivement, se séparer.

La femelle s'apprêtait à lui répondre - qu'avait-elle à perdre en lui apprenant son nom ? De toute manière, qui l'aurait su ? Et quand bien même on l'aurait su, elle avait déjà coulé aux yeux d'autrui - lorsqu'il ajouta, après une légère hésitation :

« Je fais partie de la meute des rebelles. »

N'importe quel Tranquille ne serait pas resté plus longtemps avec Hermès en connaissant son identité, à moins d'être un espion. Les Tranquilles détestaient les conflits. Parler avec un rebelle signifiait entrer dans le conflit avec les Nocturnes, et personne n'en avait envie. Mieux valait sauver sa peau. De toute façon, aux yeux de la plupart, les rebelles allaient perdre en moins de deux et être décimés un à un. Inutile, donc, de discuter avec un cadavre.

Or Kishi n'était pas n'importe qui.
Elle ne bougea pas d'un poil. Elle ne cilla pas non plus.
A vrai dire, il était évident, à bien y réfléchir, que cet individu ne pouvait pas être un solitaire comme un autre. La plupart des solitaires évitaient le contact avec les meutes, car ils savaient qu'ils n'étaient les bienvenus nulle part. Ils préféraient d'ailleurs vivre leur vie. Ils n'étaient pas devenus solitaires pour rien. Il est vrai qu'il y avait des exceptions. Mais elles étaient rares, et Kishi n'avait jamais parlé à un solitaire avant, faute qu'ils s'approchent d'elle. Tandis que Hermès, lui, avait cherché à la croiser. Ou plutôt ils avaient cherché, chacun de leur côté, à se rencontrer.
Que ressentait-elle vis-à-vis du fait qu'il était un de ceux qui comptaient faire la guerre à Blood Fall ?
Un peu d'admiration. Mais surtout de la compréhension. Oui, elle les comprenait. Qui n'aurait pas envie de combattre contre l'absurdité des Nocturnes ? Contre l'absurdité de People Wolf ?

La femelle répondit alors à la première question :

- Kishi.

Il lui semblait de pas avoir entendu prononcer son nom depuis longtemps. Qui lui avait adressé la parole en dernier, parmi tous ceux qui la reniaient par l'indifférence ?

Spontanément, elle rouvrit la bouche. Au fond d'elle, finalement, le mot "rebelle" avait déclenché quelque chose.
Mais quoi ?

- C'est donc de vous que les autres parlent... Je me doutais que vous n'étiez pas un simple solitaire. Eh bien ! soupira-t-elle. Que pensez-vous de cet endroit ? demanda-t-elle avec un triste sourire. N'est-il pas terne, exempt de sens ?

Elle se tourna vers les terres de sa meute, contemplant avec une boule dans la gorge les territoires ou elle avait vécu.

- Je ne suis plus à ma place, là ou je suis, murmura-t-elle comme pour elle-même.

La jeune louve ne partit pas. La jeune louve ne le regarda pas avec dédain ou moquerie. Elle ne semblait même pas le juger. Elle l’étonnait, une nouvelle fois. Jusque-là, les seuls loups ayant voulu lui donner une chance étaient les aventures. Mais ces derniers étaient tellement téméraires qu’ils ne pensaient pas au mauvais côté de leur entente avec un rebelle. Et puis, même s’ils le savaient, ils n’en avaient que faire. Ils semblaient être la meute la plus opposé au nocturne. Leurs querelles semblaient être ancestrales. Interminablement longues et sans raisons. Mais après avoir apprit les faits et gestes des nocturnes, Hermès ne pouvait que les comprendre.

Bien que son but premier était toujours Blood Fall, son méprit pour ses congénères de meute lui était monté haut dans l’esprit. Ils n’étaient que d’ignobles créatures, d’dépourvu de cœur et d’âme. Pour la plupart. Pour la majorité.

- Kishi.

Un nom peu commun. Il n’en avait jamais entendu de semblable.

« Enchanté, Kishi. »

Il voulait savoir prononcer son nom, au moins une fois, de lui-même. Son nom était facile à retenir, amusant à prononcer. Son nom décrétait une enfance, une joie certaine. Pourtant, ce n’était là pas exactement ce qu’il retrouvait en la jeune louve en face de lui. Pourtant, la définition de sa précédente déclaration vint enfin lui bousculer l’esprit.

- C'est donc de vous que les autres parlent... Je me doutais que vous n'étiez pas un simple solitaire. Eh bien ! Soupira-t-elle. Que pensez-vous de cet endroit ? demanda-t-elle avec un triste sourire. N'est-il pas terne, exempt de sens ?

Hermès ne pu s’empêcher de pencher la tête sur le côté, couchant les oreilles alors qu’il observa avec tristesse cette jeune louve, pleine de vie qui semblait ne plus être à sa place.

- Je ne suis plus à ma place, là où je suis.

Son regard s’était porté sur les terres de sa meute, et c’est également ce chemin qui suivait le regard du rebelle. Bien que la dernière phrase de Kishi n’ait été qu’un faible murmure, il l’avait entendu. Ressenti. Comprit. Il se revoyait, après la mort de sa compagne. Observer ce qu’il restait de sa meute. Observer le frère de cette dernière quitté leur territoire, dans le but d’une vendetta personnelle. Il se revoyait suivre le même chemin, tellement son mal-être était devenu insupportable.

« J’ai bien peur de porter le même regard que vous sur cet endroit. Sur ces terres. »

Redressant légèrement la tête, ses oreilles restaient allongées sur son crâne, alors qu’il ferma les yeux pour se rappeler ce qu’il avait vu, entendu.

« Ces terres sont habités par des êtres extraordinaires. Mais leurs habitudes, leurs coutumes sont toujours les même. Il y a tant de belles choses ici. Malheureusement, l’horreur du vécu, la peur du danger et ces habitudes tellement faciles en ont fait des terres d’une tristesse indéniable. »

Cette jeune louve représentait ce pour quoi Hermès était le recruteur des rebelles. Elle voulait du changement, ne retrouvait plus sa place parmi les siens. Mais la tristesse de cette Tranquille, il la connaissait, oh trop bien. Ouvrant les yeux, son regard était légèrement brouillé par des larmes qui ne coulaient plus, depuis longtemps.

"C'est seulement quand l'on voit le sang qui coule
que l'on souffre."

Le mâle répéta son nom, comme pour mieux le connaître, comme pour se l'approprier, comme si c'était un premier contact direct avec la personnalité de la femelle. Il le prononça avec douceur mais aussi avec fougue. Entendre son nom réchauffa le cœur blessé de la jeune louve. Elle se sentait aimée. Peu lui importait par qui ; elle recherchait simplement une reconnaissance et une acceptation qu'elle ne trouvait plus parmi les siens. Hermès venait de les lui offrir par ces deux simples mots, si purs, si beaux :

« Enchanté, Kishi. »

Penchant la tête sur le côté, il l'examina avec une tristesse non dissimulée. Comment ne pas se sentir désolé face à une enfant ayant tout l'avenir devant elle qui broie déjà du noir comme les plus vieux ? Il y a de quoi se rendre malade. Si même les jeunes se sentent perdus, ou va le monde ?! La jeunesse n'est-elle pas la base de la société ?

Il redressa la tête, suivant le regard voilé de Kishi, regardant à son tour le paysage désolé automnal. Il semblait perdu dans ses pensées, dans ses souvenirs. Avait-il vécu une histoire semblable ? Avait-il lui aussi essuyé les rejets, les regards méprisants, les sourires goguenards ?

« J’ai bien peur de porter le même regard que vous sur cet endroit. Sur ces terres. »

Il ferma les yeux, plongeant dans ses réflexions. Il continua :

« Ces terres sont habités par des êtres extraordinaires. Mais leurs habitudes, leurs coutumes sont toujours les même. Il y a tant de belles choses ici. Malheureusement, l’horreur du vécu, la peur du danger et ces habitudes tellement faciles en ont fait des terres d’une tristesse indéniable. »

Kishi avait des larmes aux yeux. Sa vision se brouilla. Elle tremblait. Ce que Hermès exprimait, c'était précisément ce qu'elle vivait depuis des jours, des semaines entières. Enfin ! Enfin, quelqu'un d'autre posait des mots sur cette incompréhension mutuelle. La louve se sentait tellement impuissante face à ses congénères, face à ces règles qui n'attendaient pas qu'autrui les approuve. Elle retrouvait en Hermès une personne capable de la soutenir, de la comprendre, de l'accepter telle qu'elle était sans fixer des lois biscornues, sans l'obliger à suivre des comportements selon son interlocuteur.

Kishi voulait simplement qu'on l'aime comme elle était.
Mais...

- Comment pourrait-on changer cela ? balbutia-t-elle.

Les deux canidés partageaient plus au moins les mêmes pensées. Hermès ne pouvait s’imaginer le ressenti de cette jeune louve. Qu’un être aussi jeune puisse déjà ressentir de telles choses..

Ça devrait être interdit. Mais voilà, ça ne l’était pas. La jeune louve en face de lui semblait ne plus trouver ce dont elle avait besoin auprès de ses congénères de meute. Ils auraient dû la réconforter. Lui faire comprendre qu’ils l’aimaient et qu’elle avait belle et bien sa place dans leurs rangs. Visiblement, il n’en était rien.

Elle lui fit penser à un ancien ami à lui. Alors qu’Hermès avait toujours eu sa place dans sa meute, son ami se sentait exclus. Rejeté. Il avait eu les mêmes pensées que Kishi. Et il était partit. Avec la promesse de revenir un jour. Certes, le loup se croyait souvent plus vieux qu’il n’était. Mais il lui semblait que le temps passait avec une telle lenteur qu’il avait l’impression d’être sur ce monde depuis dix ans. Son regard, brouillé de larmes qui ne coulaient point, restait fixé sur cette jeune louve.

Son ami n’était jamais revenu.

Voyant la réaction de la louve, ses larmes, ses tremblements, le loup eu envie de la consoler. Mais voilà, au fond, il avait peut-être besoin de plus de consolation qu’elle. Au fond, il n’était lui-même pas en état de consoler quelqu’un, de promettre quoique ce soit. Car au fond, il était aussi anéanti par la vie que la jeune louve.

- Comment pourrait-on changer cela ?

Une nouvelle fois, son regard quitta la louve pour se poser sur le paysage. La nature change, toujours. Au fond, on peut toujours retrouver ses repères. Mais un jour, même ces repères disparaissent. À jamais. Le loup avait pourtant la solution. Il espérait l’avoir, mais il croyait bien que c’était la bonne. La seule acceptable, car ici, tout revenait au même problème. Un frisson parcouru son échine quant aux moyens employés. Comme maintenant. Ce qu’il allait faire. Ce dont on l’envoyait faire près des meutes. Mais pour une fois, il ne se sentait pas coupable d’essayer ce qu’il faisait si bien. Car pour une fois, il avait trouvé un être qui souhaitait le changement. Une nouvelle vue sur ces terres, du nouveau sang.

« Mon but est de venger la mort de ma compagne. Depuis ce jour fatidique, c’est là ce qui hante mes pensées. Je l’aimais de tout mon être et mon cœur s’est brisé le jour de sa disparition. C’est une louve, plus petite encore que la moyenne, qui l’a tué. Et cette louve est à présent une nocturne. Cette meute qui refuse de nous laisser une chance de vengeance. Alors, nous avons décidé que, peut-être, notre combat nous opposera à toute la meute. »

Si son amour pour sa meute l’emportait, il risquait d’avoir dévoilé trop d’informations. Mais le ton de sa voix était empli de sanglots cachés. D’une tristesse sans âme.

« Nous ne sommes pas nombreux, ainsi, fus-je envoyé sur les terres des meutes, à la recherche d’alliés. »

Prenant un grand bol d’air frais, il reposa son regard sur la louve. Cette fois-ci, plus de larmes, plus de tristesse. Mais de la détermination.

« Je n’ai pas trouvé grand nombre d’alliés. Mais ce que j’ai appris, ce que j’ai vu m’a donné une nouvelle raison de vivre. Ma vengeance me semble tellement ridicule, quand je vois ce que les nocturnes ont fait subir à des familles entières. Quand j’entends qu’ils se permettent de tuer un enfant devant sa mère. Quand j’entends qu’ils se permettent tant d’atrocités et que personne n’y change rien. Quand je vois tant d’habitudes, qui, au fond, n’ont qu’un but. Rien ne changer, car jusque-là, cela à permit à la survie de la meute. »

Le loup laissa un léger grognement s’échapper de son être, alors qu’il continua pourtant d’un ton presque calme.

« Mais j’ai envie d’hurler en voyant que cette survie de la meute n’a que seul but de ne pas se mettre les nocturnes à dos. Que ces habitudes doivent plaire à tout le monde. Et si ce n’est pas le cas, de jeunes loups et louves, tout comme vous, Kishi, doivent vivre dans le mensonge. Dans la peur de perdre leur meute. Une mère voit son enfant se faire tuer et elle ne fait rien pour se venger. Ni elle, ni sa meute. Pire même, les membres des mêmes meutes ne semblent même pas proches. Alors que j’observe avec étonnement les membres de la meute nocturne, plus soudés que jamais. Il n’y aucune logique à cela. »

Aucune. Comment être soudés si on sait que, quoiqu’il arrive, ce n’est pas votre meute qui vous défendra corps et âme, ou qui vous vengera. Le loup baissa la tête, se réalisant de son, -long-, monologue.

« Pardonnez donc mon audace, mais votre mal-être me mets hors de moi. Vous êtes si jeune, vous avez tant de belles années devant vous. Et je retrouve en vous une tristesse qui m’est familière. Ça ne devrait pas être le cas. »

"Combien de fois
pourra-t-on être adopté ?"

La louve écouta longtemps son interlocuteur. Elle lui fut reconnaissante pour cette compassion qui ne semblait pas avoir de limite, pour ce talent qu'il avait pour exprimer ce qu'elle ne savait plus comment dire avec ses propres mots. Elle éprouva de la pitié pour lui, pour sa compagne. N'avait-elle pas été elle-même une victime de la folie contagieuse des Nocturnes ? N'avait-elle pas été frappée, maltraitée dans son enfance ? Ne se rappelait-elle pas de Psychose, prêt à écourter sa vie s'il n'y avait pas eu Xara, la protectrice des loupiots ? Ou de Deamon, s'amusant avec grand plaisir de cette enfant qui ne savait pas qu'on se jouait d'elle ? N'avait-elle pas été considérée dès lors comme une suicidaire, comme une profane ?

Certes, il est vrai que Kishi était à l'époque inconsciente du danger et prenait presque du plaisir à savoir qu'elle faisait quelque chose d'interdit - au diable si elle pouvait y laisser la vie ! Cependant, personne n'avait jamais cherché à savoir pourquoi elle continuait à se prêter à un jeu aussi dangereux. Pas même King, son mentor. Personne n'avait voulu voir la vérité, chacun s'était détournée de l'enfant, marmonnant déjà que c'était une future Kimi, une folle de plus dans ce monde de ratés.

La Tranquille avait reconnu dans la description qu'avait fait Hermès de l'assassin de sa dulcinée Blood Fall. Sans surprise à vrai dire. Les Rebelles avaient tous pour point commun une haine sans vergogne envers Blood Fall. Du moins, c'est ce que l'on disait, et jusqu'ici les informations que Kishi avait récolté sur les Rebelles s'étaient révélées vraies.

La tristesse non dissimulée et la sympathie qu'éprouvait le mâle à son égard ne laissèrent pas la femelle de marbre. Une idée commençait à germer dans son esprit. Une idée folle. Un espoir du dernier recours. La louve à l'oeil cerclé de noir leva la tête vers le mâle blanc et lui souffla :

- Si je vous rejoignais, m'accepteriez-vous ?

"La mort n'est rien
lorsqu'on sait qu'on vit."

Le loup resta interloqué devant une telle question. Manifestement, il ne s'attendait pas à tant de volonté de la part d'une louve si jeune. Il ne la connaissait pas, après tout. Comment aurait-il pu savoir que Kishi avait mille fois frôlé la mort ? Et s'en était toujours sortie plus ou moins par hasard ? Comment lui expliquer que c'est précisément parce qu'elle aimait vivre que Kishi n'avait pas peur de risquer le tout pour le tout ? Comment lui expliquer que lorsqu'on a été chanceux tant de fois, on croit qu'il ne nous arrivera jamais rien ? Que les suicidaires ont cette assurance qui les sauve ?

Comment lui dire que lorsque nos proches se détournent de nous, notre seul but est de retrouver une autre famille ?

Alors oui, évidemment qu'elle savait qu'elle risquait sa peau dans cette entreprise folle de détruire les Nocturnes. Bien sûr que oui, elle se doutait que cela ne serait pas aisé. Bien sûr que oui, elle se doutait qu'il y avait de fortes chances que tout cela échoue et qu'elle perde tout à nouveau, peut-être bien plus qu'au départ. Elle savait mesurer les conséquences d'un acte. Mais elle s'en fichait royalement.

Il avait dit oui. C'est tout ce qui comptait, à présent.

Quand on s'appelle Kishi, la seule chose qui vous fait peur, c'est la solitude. Et à partir de maintenant, elle ne serait plus seule.
Elle sourit donc, amusée :

- Bien sûr que oui. Je pense connaître les Nocturnes aussi bien que vous et mesurer l'ampleur de l'entreprise encore mieux. Mais ce que vous ne semblez pas encore comprendre, c'est qu'il vaut mieux mourir pour une cause qui nous tient à cœur plutôt que mourir d'ennui dans la plus grande indifférence.

Le loup se sentait-il coupable ? Oui. Il venait de mettre cette idée dans la tête de la jeune louve. Mais en écoutant attentivement ses paroles, il ne pu que comprendre. Oui, mourir en restant indifférent n’aidera personne. Hermès était convaincu que les nocturnes devaient disparaître pour le bien de tous. Que dès qu’ils ne seront plus là, tout irait mieux. Mais voilà. Une aussi jeune louve risquant sa vie, étais-ce bien ? Non.

Qui était-il pour refuser ses idées, son envie de changer les choses. Elle se sentait seule, ça se voyait à des kilomètres à la ronde. Et puis, même s’ils ne réussissaient pas, ils formaient une famille. Elle en ferait partie, elle serait respectée à sa juste valeur. Si pas par Black Shadow, alors par Rhéa. Si pas par Hestia, alors par Eros.

« Je peux tout à fait comprendre. »

Un sourire vint s’installer sur ses babines, alors qu’il remua légèrement la queue. Pour lui, former une espèce de meute avec les rebelles était un rêve. Car après tout, même s’ils avaient le même but, c’est ce qu’ils étaient également. Une famille.

« Alors bienvenue parmi les rebelles, Kishi. »