"Et l'oiseau déplia
ses ailes."

Une sauterelle surgit soudain des méandres du pays vert. Bondissante, elle va de ville en ville, ne s'arrêtant pas une seule seconde. Messagère d'un appel de la terre, elle sait que son rôle est essentiel. Les habitants des environs lèvent la tête sur son passage. Une fourmi remue ses antennes, mais elle abandonne aussitôt son idée : elle n'a pas envie de manger de l'insecte couleur pomme ce soir. Et puis c'est trop tard pour appeler ses amies, la sauterelle est déjà partie.

Contre toute attente, alors que cette dernière s'apprêtait à traverser une rivière tumultueuse, elle fut écrasée par un dieu quelque peu négligent. Ou tout simplement un peu grand. La loupiote au pelage immaculé se pencha sur le cadavre du pauvre animal, avant de le pousser dans le mince filet d'eau qui débordait d'une flaque. Reprenant sa route sans plus s'attarder, la jeune Tranquille ferma les yeux. Le soleil caressait sa douce fourrure ; tout portait à croire que la journée serait agréable et sans mauvaises surprises. Pourtant, ce si beau temps n'enchantait pas particulièrement la petite. Peut-être parce qu'elle avait d'autres soucis en tête. Peut-être parce que sa situation l'empêchait de profiter de l'instant présent.

L'adolescente refusait de grandir. Elle voulait rester un enfant, elle voulait continuer à jouer comme un louveteau avec son frère, ne pas se prendre la tête avec des histoires de grands. Vivre sa vie, sans avoir besoin de réfléchir aux conséquences de ses actes, sans avoir à calculer chaque impact, ne rien prendre au sérieux, s'amuser, rire de tout...le rêve ! Et pourtant, Kishi avait dépassé l'âge des bagarres sans griffures. Kazan avait perdu son caractère joueur, les autres loups de son âge n'avaient plus de mentor et étaient devenus indépendants.

Kishi aussi voulait être indépendante. Mais elle ne pouvait pas rester dans le monde de l'enfance tout en bénéficiant des privilèges des adultes. Il fallait choisir. Et elle n'arrivait pas à se décider. Elle s'entendait mieux avec plus jeune qu'elle, elle ne supportait plus les adultes depuis que les nourrices l'humiliaient quand elle piquait ses crises, mais elle avait l'énergie d'une jeune louve et l'intelligence suffisante pour devenir une chasseuse digne de ce nom. En attendant, le chef de meute la laissait aller et venir à sa guise sans mot dire et les nourrices commençaient enfin à la laisser en paix. Liberté, offre-moi l'aventure !

Remuant la queue, la loupiote s'élança au milieu des herbes hautes ; galopant, elle savoura cet instant de gaieté, sans la moindre personne pour l'embêter. Repérant un papillon occupé à butiner une fleur, déployant et refermant tour à tour ses ailes multicolores, la jeune demoiselle banda ses muscles en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire et bondit, happant le pauvre insecte entre ses dents. Dans un sursaut de pitié, elle rouvrit la bouche : le papillon chanceux n'avait rien d'abîmé. Plus de peur que de mal ! Sans demander son reste, il s'envola, devenant bientôt qu'une tache dans le ciel bleu azur.

Soudain, des petits pas se firent entendre. Relevant la tête, aux aguets, Kishi lança à qui voulait l'entendre :

- Qui vient ?

"La violence
est le dernier argument des imbéciles."

Un claquement de mâchoires résonna dans les oreilles de la loupiote. Sursautant, elle attendit que l'auteur de ce son désagréable se manifeste. Elle n'eut pas à attendre longtemps ; un louveteau sortit de sa cachette, se faufilant un chemin entre les hautes herbes. La petite puait le Nocturne à plein nez ; cependant un léger parfum de roche indiqua qu'elle fréquentait probablement des membres de la meute Ciel. Qui pouvait donc être cet étrange hybride ? Probablement pas une personne recommandable, en tout cas.

La simple vue du bébé dégoûta Kishi en quelques secondes. L'enfant n'était ni beau, ni laid ; il était tout simplement antipathique. La loupiote savait que l'une de ses amères connaissances, Deamon, avait eu des enfants. Mais il lui semblait que ces derniers étaient bien plus âgés. A qui appartenait donc cette bestiole aux yeux perçants ? Sûrement une personne que la jeune louve ne désirerait point rencontrer. Elle était légèrement suicidaire, mais pas à ce point-là. De toute manière, il n'était drôle de se faire martyriser que par les connaisseurs.

- Pourquoi me présenter, face à un microbe semblable ?

La Tranquille s'assit, désirant examiner le comportement de ce bizarre animal. L'insolence de la gamine ne l'étonnait pas. Les Nocturnes avaient toujours eu pour fâcheuse tendance de regarder quiconque de haut. Alors un bébé élevé par des Nocturnes, même avec une influence Ciel, ça ne rate pas : pourri de l'intérieur, narcissique, belliqueux et prétentieux, il ne sert plus à rien. Alors non, les paroles de la gamine n'étaient qu'un bruit parasite pour elle. C'était plutôt la suite que Kishi attendait avec amusement. Elle se demandait ce que l'enfant pourrait bien lui faire. Certes, la loupiote n'était pas bien vieille ; cependant elle avait la taille et la force d'un loup adulte. Alors les menaces d'un louveteau, honnêtement...cela l'indifférait.

Ce qui lui semblait le plus incroyable à vrai dire, c'était l'absence de désir de jeu dans l'esprit des louveteaux Nocturnes. Alors que Kishi adorait taquiner autrui, faire des farces, rire et s'amuser, les autres n'avaient pour objectif que devenir aussi cruels et détestables que leurs parents. Noble quête, certes, mais étonnante tout de même. Car après tout, vouloir à tout prix tuer la première chose qui bouge est un but...particulièrement ridicule et monotone.

- Oh, mais je te rassure, je ne désirais pas que tu te présentes, ton identité m'importe peu, répondit-elle avec un franc sourire. Juste que tu viennes à moi, ce que tu as fait. Tu obéis bien, même inconsciemment.

"Pourquoi erre-t-on
dans l'arrogance ?"

L'enfant semblait se retenir à grand peine pour ne pas sauter à la gorge de la jeune louve. Elle n'avait pas tort, car un louveteau qui se pend à la gorge d'un adulte est un louveteau mort. Pendu peut-être pas, mais peu importe la solution utilisée, à moins que vous soyez un féru de sadisme (dans ce cas, un conseil, passez votre route, jamais un Tranquille n'en fera preuve). La vue du bébé relevant déjà ses babines, découvrant une rangée de minuscules dents acérés dessina sur le visage de Kishi un rictus de dégoût ; il était fort rare qu'elle se laisse aller à tant d'aversion pour autrui, mais cette apparence de lézard sournois provoqua dans son estomac moult remous qui n'était nullement dûs à la faim. Kishi détestait les reptiles. Elle détestait les Nocturnes. Alors un bébé Nocturne-reptile, il y a de quoi vous faire sauter jusqu'aux cimes des arbres de la forêt Rouge.

La gamine paradait déjà, poitrail gonflé dans une attitude dominante, sous les pattes robustes de la femelle au pelage blanc. Les Nocturnes oubliaient souvent d'enseigner à leur progéniture une vertu capitale dans le monde sauvage de People Wolf : la prudence. Certes, Kishi ne pouvait pas vraiment donner de leçons en ce domaine ; elle aussi avait durant sa récente jeunesse omis d'utiliser le bon sens en décidant d'aller se promener sur les terres des rouges. Elle avait toujours cru en l'innocence et le bon vouloir de chaque Nocturne, du moins jusqu'à ce qu'elle passe dans la gueule du dominant atteint de psychose aigue. Depuis cette expérience plus ou moins douloureuse (de toute manière pour un vrai masochiste, rien ne fait mal !), elle avait pris garde d'éviter ce genre de personnes peu recommandables à tout point de vue. Il n'empêche qu'elle n'avait jamais tenté ouvertement d'agresser plus fort qu'elle (ou même d'agresser quelqu'un tout court).

Avide de sang, le louveteau ne lâchait pas Kishi du regard, ne serait-ce qu'un seul instant. On eût dit qu'elle surveillait sa proie. Tu ne crois pas que tu as choisi trop gros, petite ? La femelle riait intérieurement. Finalement, elle commençait à s'amuser.

- Fort bien, nous voilà d'accord au moins sur une chose : notre personnalité nous désintéresse l'une et l'autre. Puisque ce n'est pas pour cela que tu restes tout de même discuter avec moi, il y a forcément un autre motif à ta venue. N'est-ce pas ?

"La vague n'est vague qu'à l'intérieur de la rivière,
En dehors elle n'est rien."

La loupiote crut qu'elle était allée trop loin. Jouer les nourrices n'était pas trop son mulot, mais puisque les bébés Nocturnes ne savaient pas jouer, il fallait bien trouver un moyen de communiquer. La tête penchée sur le côté, essayant de comprendre comment fonctionnait le spécimen qu'elle avait en face d'elle, la Tranquille ne se formalisa pas de la pique qui lui était adressée dans la première question du louveteau. Maintenant qu'elle connaissait son caractère agressif qui relançait toujours la patate chaude sans répondre, elle aurait bien aimé qu'elles aillent un peu plus loin... Sauf que manifestement, c'était raté pour aujourd'hui. Un peu répétitif, cette expérience. On passe à autre chose ?

Kishi s'apprêtait déjà à s'en aller quand un changement d'attitude s’opéra chez la petite. Reposant de nouveau les yeux sur son échantillon de progéniture au comportement d'alien, elle sentit une excitation soudaine lui lancer un électro-choc. Captivée, elle observa les yeux brillants l'enfant reculer, s'asseoir... Elle n'avait jamais vu un louveteau passer aussi rapidement d'une attitude à l'autre. Preuve tout de même que les Nocturnes sont lunatiques dès la naissance. Plantant son regard noir d'encre dans celui pensif de la noiraude, elle absorba, avide de confidences, les paroles de la gamine :

- Mes frères et ma sœur, en voilà la raison ! Les sales gosses de Ridge, ils polluent ma mère, restent collés à elle comme de vulgaires sangsues ! Moi à leur âge, je n'aurais plus besoin d'elle, je serais grande et je me débrouillerais seule !

La loupiote récapitula toutes les informations que venait inconsciemment de donner l'enfant. Ridge n'était pas son père, mais son beau-père. Donc sa mère était...Kimi ? La loupiote Tranquille faillit s'étouffer. Kimi avait encore eu des enfants ? Avec un autre Nocturne ? Quel bordel... A quand son exécution par le Prince ? Cette chasseuse aurait dû être nourrice, elle était douée pour ça ! Enfin, pour élever ses enfants un peu moins, vu le résultat sur la petite... Kishi leva les yeux au ciel. N'importe quoi, vraiment ! Kishi admirait Kimi pour son caractère déluré (qui se ressemble s'attire /SBAFF/), mais franchement avoir des bébés à tout va c'était irresponsable.

L'enfant était donc jaloux de ses demi-frères et sœurs. En rien étonnant à vrai dire ; Kimi devait donc s'occuper de deux portées en même temps, et vu son don inné pour l'organisation, cela devait facilement tourner au favoritisme. Mais le père, dans tout ça, il ne faisait rien ? Il pourrait au moins l'aider un peu ! Enfin, vu l'état dans lequel devait être la Ciel, le mâle devait probablement s'occuper des besoins primaires de sa petite famille... Décidément...


- Et toi que fais-tu là, t'as pas de famille ?

Kishi sursauta, éberluée. Quelle question stupide ! La louve blanche avait depuis bien longtemps gagné son indépendance (euh, sans toujours bien en user, il est vrai...) ; sans parents, elle n'avait pas eu le réflexe de se coller aux pattes des adultes parce qu'elle préférait mille fois s'amuser avec ses amis louveteaux bien loin des réprimandes des adultes et de leurs morales ! Certes, elle était seule ; mais à vrai dire, passer son temps dans la même communauté était bien fatiguant et chasser seule pour s'entraîner ne lui faisait aucun mal. Aucun rapport avec sa famille, elle avait beau être orpheline avec un seul frère sa famille était aussi grande que celle de son interlocutrice : sa famille, c'était sa meute.

- Tu sais, je n'ai pas besoin d'être constamment entre les pattes d'un plus vieux que moi pour être heureuse. Si je viens ici, c'est pour être tranquille.